La nouvelle est tombée
samedi matin : le président français va rencontre Vladimir Poutine à Moscou !
Bien entendu, pas question de transformer Moscou en Canossa, donc on y va
« en passant ». On s’arrêtera en revenant du Kazakhstan. Mais c’est
quand-même un événement important, même si, officiellement on cherche tout de
même à en minimiser la valeur symbolique.
Inutile sans doute de
préciser que cet événement me ravit. La France est peut-être en train de
chercher à renouer les fils du dialogue. Si ce pas en avant n’est pas suivi,
comme souvent de deux pas en arrière, cela voudra dire que les dirigeants
français ont enfin compris que notre pays ne peut exister que dans la mesure où
il sera une voix indépendante. Il y a bien longtemps que ces dirigeants
auraient du avoir un petit coup d’œil dans le rétroviseur et auraient du tenir
compte des leçons de l’histoire.
La France n’est pas faite
pour se dissoudre dans des coalitions quelles qu’elles soient. La France ne
peut exister que dans un certain isolement intellectuel. Elle n’est pas faite,
évidemment, pour dominer le monde, elle n’en a plus les moyens depuis bien
longtemps. Elle doit seulement chercher à rester, en toutes circonstances, la
voix de la raison. Pour cela elle doit protéger jalousement son indépendance.
Bon, revenons sur
terre ! Cette visite à elle seule ne justifie pas, bien sûr, une telle
envolée. De plus, le passé récent, nous a appris que ce genre d’initiatives
était souvent suivi d’un mouvement inverse d’intensité équivalente ou
supérieure. L’avenir proche nous dira si nous venons d’assister à la naissance
d’une position nouvelle ou s’il s’agit seulement de la réaction d’un dominé qui
n’a pas encore totalement accepté la domination qui lui est imposée.
En effet, quelle est la
raison d’une telle initiative ? La situation a-t-elle évolué depuis deux
semaines ? Les sanctions on-t-elles eu ces effets miraculeux que l’on nous
promet depuis plus de six mois ? La position de la Russie à propos de
l’Ukraine a-t-elle évolué ? Pour ce qui est de la dernière question, la
réponse est non. La Russie ne veut pas d’une Ukraine dans l’Otan, elle ne veut
pas non plus d’une Ukraine choisissant une appartenance exclusive à l’Union
Européenne. Mais qui le veut, en vérité ? L’Allemagne et la France ont
exprimé, il y a des mois, leur opposition à une entrée dans l’Otan. L’Europe
n’a pas les moyens, notamment financiers, d’accueillir l’Ukraine, et elle le
sait. Elle continue seulement avec un incroyable cynisme à laisser croire aux Ukrainiens
qu’ils vont bientôt intégrer ce nouveau paradis sur terre. Jacques Sapir
évoquait dans une analyse sur son blog
ce matin une entrée éventuelle, « dans vingt ans ou plus ».
L’Europe persiste à jouer
le jeu stérile et dangereux qui lui est imposé par son maître, un maître dont
l’objectif principal est d’empêcher la naissance sur le continent européen
d’une puissance susceptible de lui faire concurrence. Dans le même temps, on
continue à « négocier » en toute discrétion l’accord transatlantique
qui devrait parachever l’asservissement des pays européens. Un accord
transatlantique dont les populations ne veulent pas et que mes confrères russes
appellent maintenant « l’Otan économique ».
Mais ailleurs, il y a eu
des changements. Et quels changements ! Tout d’abord, la diplomatie russe
et son président, ne cachent plus le mépris que leur inspirent les
comportements des pays européens. Cette nouvelle attitude a d’autant plus
choqué que, jusque là, tout le monde s’étonnait de la « prudence »
des réactions du président russe. Certains y voyaient une forme de crainte,
d’autres, une sorte de renoncement, les premiers pour s’en réjouir (vous voyez,
les sanctions ça marche), les autres pour le déplorer (Vladimir Poutine
abandonne nos frères russes d’Ukraine). Ces deux analyses se sont révélées
fausses et les deux derniers discours importants de Vladimir Poutine ont sonné pour
veux qui rêvaient comme un réveil brutal.
A Sochi, tout d’abord,
lors de la dernière réunion du Club de Valdaï (où j’ai d’ailleurs eu le plaisir
de rencontre Ivan Blot, ancien député français). Le président russe a accusé
les USA d’avoir un comportement de « nouveau riche » peu responsable
et il a, au contraire, appelé au
dialogue. Pour lui, « ceux qui prônent les révolutions de couleur et
autres « changements de régime », n’ont pas tiré les leçons d’un 20ème
siècle révolutionnaire qui a fait couler le sang au nom du romantisme de la
création d’un prétendu « homme nouveau ». Au nom de l’homme nouveau,
fasciste, communiste ou cosmopolite au nom de droits de l’homme manipulés, on
se donne la permission d’opprimer l’homme réel. »
Suis-je conservateur, s’est
ensuite demandé le président russe ? Avant de répondre
immédiatement : « oui je le suis ! Mais ce conservatisme n’est
pas synonyme de repli sur soi, mais de respect des traditions, des religions
traditionnelles et de l’héritage historique. »
Ce thème a été repris et
développé dans le discours de Vladimir Poutine devant les parlementaires russes
au début de ce mois : "Une famille saine et une nation saine, les valeurs
traditionnelles que nous avons héritées de nos ancêtres, assorties de
l'aspiration à l'avenir, la stabilité, comme condition du progrès, le respect
des autres peuples et Etats en garantissant la sécurité de la Russie et en
défendant ses intérêts légitimes, telles sont nos priorités".
On retrouve ensuite la
présentation de la situation internationale vue de Moscou et des objectifs de
la Russie. En résumé : vous pouvez vivre comme bon vous semble, mais ne
rêvez pas de nous imposer vos vues où ce que vous appelez des
« valeurs ». Nous sommes hors de votre portée. "Personne
n'arrivera à obtenir une suprématie militaire sur la Russie. Nous avons une
armée moderne, apte au combat, une armée "courtoise", comme on dit
aujourd'hui, mais redoutable. Nous avons suffisamment de forces, de volonté et
de courage pour défendre notre liberté".
La suite du discours est
l’expression du peu d’estime que la diplomatie russe semble maintenant avoir
pour les pays européens. Vladimir Poutine parle tout d’abord des Etats-Unis avec
ironie : "Ce n'est pas par hasard que j'ai mentionné nos amis américains
car ils influencent toujours d'une manière directe ou indirecte nos relations
avec nos voisins, au point que parfois on ne sait pas à qui parler: aux
gouvernements de certains pays ou directement à leur protecteurs
américains".
Parallèlement à cette
attitude de distance froide, la Russie n’est pas restée inactive. Elle est
membre de la plupart des organisations internationales asiatiques et, en
particulier, de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) qui regroupe
déjà la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et
l'Ouzbékistan[1]. Elle a
renforcé ses liens économiques avec la Chine, de façon spectaculaire dans le
domaine du gaz, mais également dans la coopération militaire. La Chine de son
côté a modifié sa position officielle après le G20 de Brisbane où des
diplomates chinois ont fait part de leur réprobation face à la façon dont le président
russe a été traité par les principaux pays occidentaux.
Curieusement, et ce
n’est, à mon avis, certainement pas un hasard, c’est après cette rencontre que
M. Gui Congyou, directeur de la zone « Europe et Asie centrale » au
ministère chinois des affaires étrangères a déclaré, repris par
« Itar-Tass », mais, bien sûr, pas par le New York Times : «“We should take a very careful
and well-considered attitude to tackling nationalities’ issues. We are against
any nationality gaining independence through referendums. As far as Crimea is
concerned, it has very special features. We know well the history of Crimea’s
affiliation[2].”
Ceci ressemble fort, pour moi, à une
reconnaissance « à la chinoise » du rattachement de la Crimée à la
Fédération de Russie.
A quelques jours de là,
Serguei Lavrov insistait sur le volet « technologies de pointe » que
prenait également la coopération russo-chinoise. Un domaine dans lequel la
Corée du Sud a également fait part de sa volonté de coopération après avoir
rejeté les pressions visant à lui faire adopter les sanctions antirusses.
Cette semaine, Vladimir
Poutine va effectuer une visite officielle en Inde. L’ambassadeur d’Inde en
Russie donnait à cette occasion, comme il est de tradition, une interview aux
médias russes. Il y déclarait, notamment : « Il y a des
possibilités très intéressantes de développer notre coopération économique vers
un niveau correspondant aux complémentarités de nos deux pays dans ce domaine.
(…) Ce sommet donnera à nos deux dirigeants la possibilité de coordonner leurs
visions du développement de notre partenariat stratégique et privilégié, pour
les années à venir. »
Parmi les possibilités de
développement des liens bilatéraux, l’ambassadeur indien mentionnait la
défense, l’énergie nucléaire, l’espace, le commerce et les investissements, les
sciences et la technologie, la santé, l’éducation, les médias et la culture.
Rappelons que l’Inde fait
partie des « états observateurs » de l’Organisation de Coopération de
Shanghai, au même titre, d’ailleurs, que l’Afghanistan, l’Iran, la Mongolie et
le Pakistan. L’année prochaine, la Russie prendra la présidence tournante de
l’OCS et on attend l’entrée de l’Inde et du Pakistan comme membres de plein
droit.
On ne parle pas, pour le
moment, de l’entrée de l’Iran, mais Moscou est sur le point de signer avec
Téhéran un accord de livraison de pétrole iranien contre des produits agricoles
et manufacturés russes. Washington par la bouche de l’inénarrable Mme Psaki a
d’ailleurs promis des sanctions supplémentaires contre la Russie si cela se
produisait (« faire toujours la même chose, en espérant à chaque fois
obtenir un résultat différent ! » on connaît cette définition
qu’Albert Einstein donnait de la folie).
Enfin, dernier événement
en date, la Russie renonce au projet de gazoduc « South Stream »,
projet combattu depuis des mois par l’Union Européenne, sur la base du fameux
« troisième paquet énergétique » dont certains pensent qu’il a été
mis en place spécialement pour contrer le projet russe et qui empêche un
producteur de gaz d’être également le propriétaire du tube par lequel il livre
ce gaz.
L’annonce a été faite, ce
n’est pas un hasard à l’occasion de la visite de Vladimir Poutine en Turquie.
Elle s’est accompagnée de l’annonce de la construction d’un autre gazoduc vers la
Turquie cette fois avec prévision de livraison (l’accord définitif n’est pas
encore signé) de 63 milliards de mètres cube, dont 14 milliards iront à la Turquie. Le reste
ira vers une usine de liquéfaction située face à la Grèce et où les acheteurs
pourront venir se servir.
Cette décision fait suite également à la prise de position de la Bulgarie
qui a finalement cédé aux pressions américano-européennes et a refusé le
passage de South Stream sur son territoire, renonçant par là à des droits de
passage estimés à quelques quatre cent millions de dollars par an. Pour ceux
qui connaissent l’histoire de la région, il est particulièrement significatif
que cette décision ait été annoncée depuis la Turquie. En effet, la Russie et
la Bulgarie sont des nations slaves, liées par la même culture orthodoxe et en
1877, la Russie a aidé la Bulgarie à s’émanciper du joug… ottoman.
Remarquons également que la Turquie fait partie des « états
partenaires de discussion » de l’OCS, de même que la Biélorussie et le Sri
Lanka.
Ainsi donc, alors que les médias occidentaux ne cessent de parler de
l’isolement de la Russie et des conséquences néfastes des sanctions, une
observation neutre de la situation fait apparaître tout le contraire. Il était
temps que la diplomatie française en tienne compte, dans l’intérêt du pays.
Après tout, s’il est parfaitement légitime que M. Obama pense en priorité aux
intérêts des Etats-Unis, le président français a été élu, lui, pour défendre du
mieux possible les intérêts de la France.
Espérons que M. Hollande ne soit pas pris maintenant du vertige de celui
qui, dans un élan de courage inhabituel, a osé faire un pas en avant et qui a
soudain l’impression de se trouver au dessus du vide, et que son prochain
mouvement ne soit pas en direction de ces soi-disant « alliés » qui
ne se veulent que des « maîtres ».
Car, et on se demande si les deux évènements sont liés, Mme. Merkel a pris
hier une position particulièrement agressive vis à vis de la Russie. Dans une
interview à l’hebdomadaire
allemand « Welt am Sonntag », elle affirme que Moscou « n'hésite
pas à bafouer l'intégrité territoriale des pays voisins » et ajoute même qu’elle
serait prête à participer à un conflit armé avec la Russie expliquant :
« qu'en
cas de conflit armé entre la Russie, d'un côté, et l'Estonie, la Lettonie et la
Lituanie de l'autre, l'Otan accorderait aux pays baltes une assistance
militaire, comme prévu par les engagements dans le cadre de l'Alliance. »
Se rend-elle compte de ce que de tels propos ont de dangereux dans la bouche d’une
personne ayant ses responsabilités ?
Je ne parviens pas encore à m’expliquer le retournement de position de Mme.
Merkel vis à vis de la Russie, mais je partage tout à fait le sentiment de Philippe
Grasset qui écrivait récemment : « Aucun élément nouveau décisif, dans les trois ou quatre derniers mois, ne
paraît devoir justifier le revirement de Merkel exprimé dans des termes si dramatiques
et alarmistes, et encore moins l’expliquer. » D’où la tentation
d’expliquer ce revirement violemment antirusse par d’autres moyens et, pourquoi
pas comme le fait ce même Philippe Grasset, par : « la thèse évoquée
épisodiquement ici et là selon laquelle les USA disposent d’un moyen de
pression personnel et direct sur la chancelière et qui est de moins en moins jugée
comme aléatoire ou farfelue. Ce moyen de pression peut aller aussi bien de
documents récupérés de l’ex-RDA, par exemple des archives de la Stasi, que de
certaines affirmations et confidences de la chancelière interceptées par la
NSA. »
Quoi qu’il en soit, une
fois n’est pas coutume, je suis ravi de l’initiative prise par le président
français, parce que c’est une initiative qui va à la fois dans le sens d’un
honneur retrouvé de notre pays, et dans le sens du dialogue, si nécessaire dans
un environnement ou, par faiblesse, les Etats-Unis et leurs vassaux
privilégient la voie de la violence et refusent celle du dialogue.
[2] « Nous devrions adopter une attitude prudente et
réfléchie en ce qui concerne les questions de nationalités. Nous sommes opposés
à l’accession à l’indépendance par réferrendum de quelque nationalité que ce
soit. Mais en ce qui concerne la Crimée, il s’agit d’une situation très
spéciale. Nous sommes tout à fait au courant de l’histoire des affiliations de
la Crimée. »