mercredi 18 février 2015

La dernière chance de l’Europe ?


En lisant les medias occidentaux qui s’étendent avec complaisance sur l’hypothétique “isolation” de la Russie, je ne peux m’empêcher de penser à la blague du fou qui, s’étant emparé d’une échelle, regarde par dessus le mur de l’asile où il est enfermé. Avisant un passant sur le trottoir il lui demande : « vous êtes nombreux là-dedans ? »
Il serait temps d’ouvrir les yeux et de chercher à voir qui isole qui et qui est isolé de qui. Prenons le cas de la Russie. Depuis plusieurs années, elle s’éloigne de plus en plus de l’Europe. Est-ce une volonté de sa part ? C’est plutôt l’Union Européenne qui a repoussé la Russie. Après la chute de l’URSS et du communisme qui est le fait de la Russie, ne l’oublions pas, celle-ci se voyait comme un pays européen. Elle a alors cherché à se rapprocher de l’Union Européenne.
Qui a décidé de la fin de l’empire soviétique ? Boris Eltsine. En décembre 1991 il a signé avec ses collègues présidents d’Ukraine et de Biélorussie un accord qui constatait la disparition de l’Urss en tant que sujet de droit international. Puis il a encouragé les anciennes républiques socialistes à prendre leur autonomie « autant d’autonomie que vous pourrez en digérer ». La décision de Boris Eltsine avait été rendue possible par la politique de Mikhaïl Gorbachev qui a accepté la réunification de l’Allemagne alors qu’il aurait encore pu, à l’époque, s’y opposer, et a même proposé l’édification d’une « maison commune » européenne, assurant la sécurité à tous les pays d’Europe, y compris la Russie.
En novembre 1990, une réunion des chefs d’états européens et des Etats-Unis s’est tenue à Paris pour discuter précisément de ce que pouvait être cette nouvelle Europe de la paix. Le sommet a proposé une charte de la sécurité européenne qui n’a pas été acceptée à cause, en particulier, de l’opposition… des Etats-Unis. Quand, ensuite, la Russie a dû organiser son passage à l’économie de marché, elle a fait appel à des conseillers européens et américains qui ont organisé le chaos économique, politique et social des années 90.
Mais la phase la plus forte de rejet de la Russie a débuté en 2009 avec le projet de la Commission Européenne (c’est à dire de fonctionnaires appointés, non de représentants élus des peuples européens) dit du « partenariat oriental », dans lequel l’Europe inclut six états de l’ancienne Union soviétique, l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Moldavie, mais surtout la Géorgie, l'Ukraine et la Biélorussie, en mai 2009. Ce partenariat n’est pas proposé à la Russie, avec laquelle on n’en discute même pas…
C’est à partir de ce moment que la Russie a commencé à regarder sérieusement vers l’est.
N’oublions pas non plus que de 1993 à 2009, l’Otan n’avait cessé de se rapprocher des frontières russes, trahissant au passage les promesses faites à Mikhaïl Gorbachev par les dirigeants allemand (Helmut Khol, pour le convaincre d’accepter la réunification de l’Allemagne en 1990) et américain (Georges HW Bush au sommet de Malte en 1989, pour le convaincre de se retirer pacifiquement des pays du Pacte de Varsovie). Ces promesses faites par deux hommes ont ensuite été reprise par la presque totalité des responsables des pays de l’Otan, si l’on en croit Jack Matlock, ambassadeur des Etats-Unis en Urss de 1987 à 1991. Et pourtant, à son sommet de Madrid en 1994, l’Otan annonçait son intention d’accueillir de nouveaux membres et au sommet de Bucharest en 2008, l’Otan annonçait que la Géorgie et l’Ukraine allaient entrer dans l’Otan.
Et non seulement la Russie a commencé à se rapprocher de l’Asie mais elle a pris conscience de l’intérêt qu’elle avait à faire valoir la personnalité asiatique de la Russie.
C’est également le moment où on va prendre conscience du basculement du monde vers les pays émergents et en particulier l’Asie. Donc, c’est vrai, depuis plus de six ans, la Russie s’éloigne de plus en plus de l’Europe et même, disons, du « bassin atlantique » pour reprendre l’expression chère à Jacques Sapir. Les pays occidentaux, vivant sur la vieille idée de leur domination du monde, en ont conclu que la Russie était donc « isolée du reste du monde ».
Mais éloignons notre nez de la planisphère telle qu’on l’utilise en Europe (c’est à dire centrée sur l’Europe) et regardons ce qui se passe vers la droite. Une fracture s’est dessinée entre l’Union Européenne et la Russie. Malheureusement pour elle, la ligne de fracture entre ces deux « plaques tectoniques » traverse l’Ukraine et donc, pour le moment, le pays est en plein tremblement de terre.
Plus loin, la Russie, elle, est en train de se réorganiser. Elle s’est résolument tournée vers l’Asie et d’autres pays émergents. C’est, au départ une façon pour elle d’exister, de retrouver le statut de puissance qui lui est refusé par l’Europe et les Etats-Unis. Petit à petit elle a trouvé sa place dans diverses organisations asiatiques dont certaines avaient été créées sans elle. La Chine a créé en 1996 un groupe de pays asiatiques appelé le « groupe des cinq » ou le « groupe de Shanghai ». Ce groupe s’est structuré en 2001 en accueillant de nouveaux membres dont la Russie, pour devenir ce que nous appelons aujourd’hui  l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS). Elle comportait au départ six pays : la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan. A ces pays se sont ajoutés des membres observateurs : la Mongolie en 2004, l’Inde, l’Iran et le Pakistan en 2005 et l’Afghanistan en 2012. Ce statut a été refusé aux Etats-Unis et au Japon. Cette année, sous la présidence russe de l’OCS, l’Inde et le Pakistan devraient devenir membres à part entière.
Une fois l’Inde et le Pakistan devenus membres, l’OCS représentera une population de plus de 2,7 milliards d’habitants, soit environ 40% de la population mondiale.
La Russie est également membre de l’APEC qui regroupe 21 pays de la zone Asie-Pacifique dont la Chine et les Etats-Unis.
L’Union Européenne ne participe à aucune de ces organisations internationales. On mentionnera également que, du fait de son importante population de religion musulmane, la Russie fait partie de l’organisation des Etats Islamiques. Mentionnons enfin les BRICS, plus connus en Europe et qui regroupent Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud. Cette organisation n’était au départ qu’un acronyme inventé par un banquier américain. C’est aujourd’hui une organisation qui s’est dotée en 2014, lors du sommet de Fortaleza, au Brésil, d'une banque de développement basée à Shanghai et d'un fonds de réserve. La banque est dotée d'un capital de 50 milliards de dollars qui doit être porté à 100 milliards de dollars d’ici 2016.
Revenons donc à notre carte du Monde. Si c’est la carte européenne que nous mentionnions ci-dessus, à droite de l’Union Européenne nous voyons un pays-continent, la Russie qui a tissé des liens étroits avec l’Asie, nouveau centre d’équilibre du monde. A gauche, au delà de l’océan, se trouvent les Etats-Unis. Ils sont aujourd’hui liés à l’Europe par l’Otan. Mais ils peuvent toujours  pivoter à leur gauche vers l’Asie et le Pacifique. Que peut faire l’Europe si elle se détache complètement de la Russie ? Signer l’accord transatlantique qui finira d’en faire un vassal des Etats-Unis ? Vers où pourrait-elle se tourner ? Sa seule chance de ne pas devenir une région de deuxième zone est de trouver un langage commun avec la Russie qui lui servirait alors de « pont » vers l’Asie.
De cela, évidemment, les Etats-Unis ne veulent pas et, de leur point de vue, leur position est logique. Mais de leur point de vue uniquement. En effet, une Union Européenne qui s’entendrait avec la Russie réaliserait leur pire cauchemar : une union eurasiatique puissante capable de défier leur hégémonie déclinante. Ils s’y opposent donc de toutes leurs forces et l’Ukraine n’est pour eux qu’un prétexte pour éloigner l’Union Européenne de la Russie.
Du point de vue européen, c’est un piège extrêmement dangereux, dans lequel il ne faut tomber à aucun prix. Il en va de la prospérité des pays de l’Union Européenne. Hélène Carrère d’Encausse a analysé la situation dans de nombreux textes et conférences et je lui emprunterai pour terminer la conclusion d’une conférence qu’elle a faite à Paris en novembre 2014 : « Le temps est venu de considérer que l’Europe existe et qu’il y a une vraie politique européenne, qu’elle n’est pas une annexe de l’Otan, qu’elle est un grand continent, avec une grande civilisation, et qu’elle doit prendre son destin en main. »

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