dimanche 27 décembre 2015

"L'ennemi numéro un de Poutine"


La justice russe a récemment lancé un mandat d’arrêt international contre Mikhaïl Khodorkovski pour complicité d’assassinat. Les médias occidentaux ont ressorti leurs arguments habituels à propos d’un prétendu acharnement contre « l’ex homme le plus riche de Russie » qualifié selon les cas de « ex magnat du pétrole et critique du Kremlin[1] », de « ancien oligarque russe, devenu ennemi numéro un de Poutine[2] », de « moine combattant[3] » ou « l’opposant en exil[4] » pour ne citer que quelques exemples. De son côté, Mikhaïl Khodorkovski clame depuis le début de ses ennuis judicaires en 2003 qu’il s’agit de procès politiques, ce qui, d’une part, est « de bonne guerre », et d’autre part, n’est pas tout à fait faux. Il faut seulement savoir de quoi on parle, et surtout de quelle politique il s’agit.
La condamnation de Mikhaïl Khodorkovski a soulevé, il y a douze ans, un tollé général, bien organisé, en Occident, alors que les Russes de leur côté n’y voyaient rien d’autre qu’une décision de justice logique, la place des voleurs étant naturellement en prison.
Au moment où nous allons être soumis de nouveau à l’habituelle propagande russophobe, je vous propose de nous intéresser à Mikhaïl Khodorkovski et de tenter de savoir qui il est véritablement, qui il sert, qui le soutien et pourquoi il est un des rares oligarques à avoir fait de la prison alors que la plupart de ses « collègues » se sont rendus coupables des mêmes malversations. Pour cela, je présenterai trois périodes de sa vie, la jeunesse et les premières affaires, les privatisations et enfin la présidence de la société pétrolière Youkos.
A sa libération, gracié par Vladimir Poutine, Mikhaïl Khodorkovski s’est installé en Suisse où il a obtenu facilement un permis de séjour. Peu de temps après, alors qu’il avait commencé par annoncer qu’il n’aurait pas d’activité politique, l’oligarque expliquait qu’il n’excluait pas de devenir un jour président de la Fédération de Russie, explication transformée rapidement dans les médias occidentaux en « Khodorkovdki brigue la présidence... ».
Si l’homme est aussi intelligent que l’on veut bien le dire, et je crois qu’il l’est, il sait très bien qu’il n’a aucune chance de réussir quoi que ce soit en politique en Russie. Il pourra toujours dire que c’est la faute de Vladimir Poutine qui le craint tellement qu’il ne veut pas le laisser revenir. En réalité, ce n’est pas le président qui ne veut pas de lui, c’est le pays tout entier. Un autre que M. Khodorkovski, et qui avait une réputation moins sulfureuse, a cru que sa fortune et son sens des affaires lui permettrait de se mêler de politique. Il s’est présenté aux élections présidentielles de 2012 et, après avoir dépensé près de cent millions de dollars, a été crédité de 7 pour cent des voix. Il s’est depuis retiré de la politique.
La population russe ne veut plus des oligarques qu’elle considère comme des voleurs. Il faut dire que ces derniers se sont enrichis à une vitesse incroyable en participant à la distribution entre initiés de la richesse nationale que l’on a appelé « privatisation de l’économie ». Mikhaïl Khodorkovski est de ceux-là.
Il est même l’un de ceux qui ont le mieux réussi car il a pris le départ très tôt, bien avant les autres. Il était millionnaire avant la fin de l’Union Soviétique en décembre 1991. Il doit cette fortune à sa position au cœur du système soviétique. En 1986 il décroche un diplôme d’ingénieur chimiste, mais il occupe déjà un poste important dans le Komsomol de Moscou. Il s’agit de l’organisation de la jeunesse communiste d’Urss. Il est également membre du parti communiste. A cette époque, les relations dans la hiérarchie du parti, au Komsomol ou au KGB étaient des atouts bien plus sûrs qu’une quelconque mise de fonds initiale. La protection de personnes haut placées servait de capital. Mikhaïl Khodorkovski a visiblement ce trait de personnalité de certains jeunes qui fait qu’ils attirent la sympathie des personnes plus âgées qu’eux, occupant des positions de responsabilité, et les rendent désireuses de les aider. De les aider tout en se servant d’eux, évidemment. De plus, c’est un membre du sérail, ce qui renforce la confiance qu’il inspire au premier abord.
En 1985, après être devenu le plus jeune secrétaire général du parti, Mikhaïl Gorbachev lançait ses réformes, la « glaznost » et la « perestroïka ». La première était une réforme politique qui, pratiquement, supprimait la censure. La seconde permettait la création de petites sociétés privées, des coopératives, dans des domaines divers comme les cafés, restaurants, boulangeries, sociétés de construction etc. Ces créations étaient bien entendu sujettes à autorisation. Les premiers à se lancer dans l’aventure furent les membres du Komsomol et, en particulier, celui de Moscou. En effet, les cotisations, première source de revenu du Komsomol, avaient diminué de façon dramatique et les dirigeants cherchaient désespérément une nouvelle source de revenus. Ce sont donc eux, avec leurs aînés au sein du parti communiste qui se lancèrent les premiers. Le jeune Mikhaïl Khodorkovski leur emboîte le pas avec leur bénédiction et leur protection. Il a également la fougue de la jeunesse alors que les membres plus âgés du Komsomol pensent que cette expérience sera de courte durée et que l’état reprendra le contrôle des nouvelles sociétés privées, tôt ou tard.
Sa première entreprise est un café étudiant, mais, de son propre aveu, l’opération a été mal montée et le café périclite faute de clients. L’emplacement a été mal choisi. Il décide donc de se lancer dans un autre domaine où sa formation et ses relations peuvent lui servir plus directement. Il crée alors la « Fondation pour l’Initiative des Jeunes » et s’adresse à un institut de recherche prestigieux, « l’Institut des Hautes Températures » dont le directeur lui sera d’une aide précieuse au départ. L’idée telle qu’il la lui présente, est de sous-traiter des projets scientifiques limités qui seraient menés par de jeunes diplômés travaillant pour le « club de jeunes » de Mikhaïl Khodorkovski.
Mais il ne lui explique pas la suite de l’opération. Cette suite, qui est le véritable objectif de la Fondation, est de tirer partie du double marché du rouble en Urss. Il existait, à l’époque, deux types de monnaie : l’une, fiduciaire, constituée des roubles papier en circulation servait essentiellement aux entreprises à payer les salaires. L’autre, monnaie purement scripturale, ou unité de compte, servait à équilibrer les comptes des entreprises lors des échanges en nature dont le solde n’était jamais nul. Les subventions de l’état se faisaient sous forme de rouble scriptural qui « circulait » en grande quantité dans les comptes des sociétés soviétiques. Les entreprises ne pouvaient pas transformer le rouble scriptural en rouble papier, les deux types de monnaie étaient contrôlés par la banque centrale. En conséquence, le rouble fiduciaire avait une valeur beaucoup plus élevée que le rouble scriptural.
Mikhaïl Khodorkovski, lui, a trouvé le moyen de faire le change d’une monnaie vers l’autre, dans le sens scriptural vers fiduciaire, évidemment. Cette possibilité lui vient de ses nombreux soutiens aux plus hauts niveaux de la hiérarchie du parti et du Komsomol. Une telle autorisation vaut de l’or et il sait se montrer reconnaissant envers ses protecteurs. Sa force vient à la fois de ses relations, de la sympathie qu’il suscite auprès des responsables plus âgés que lui et, bien entendu aussi, de « son sens du partage ».
Il peut, dès lors, facturer les services de sa « Fondation pour l’Initiative des Jeunes » en roubles scripturaux, ce que les directeurs d’entreprises apprécient car ils en ont en grande quantité et ne savent pas toujours à quoi les employer. Mikhaïl Khodorkovski les transforme ensuite en roubles fiduciaires au taux nominal. Au début, les études facturées sont réellement réalisées, puis elles sont copiées sur des travaux scientifiques portant sur des sujets approchant et parfois, aucune étude n’est produite. A quoi bon s’attacher à un tel « formalisme » quand tout part à vau l’eau et que personne ne se soucie plus de contrôler quoi que ce soit. Une partie des montants facturés revient évidemment au directeur qui a commandé l’étude.
Assez rapidement, Mikhaïl Khodorkovski améliore considérablement le rendement de l’opération en changeant immédiatement ces roubles en dollars américains. Là encore, ses relations lui servent pour effectuer l’opération de change qui, à l’époque était illégale. Il ne fallait pas être un brillant trader pour faire des bénéfices dans ce genre de transaction, le cours du rouble étant solidement installé dans une tendance baissière.
Parallèlement à cela, c’est effectivement un jeune hyperactif, il importe différents biens de consommation, et, en particulier des ordinateurs. A cette époque en Russie, il manquait beaucoup de biens de consommation et le simple fait d’être capable d’aller les acheter à l’étranger et de les importer vous garantissait un bénéfice proche de cent pour cent, net d’impôts, évidemment. Il fallait bien sûr une mise de fonds de départ car en Europe, pas un vendeur n’aurait accepté de charger le moindre camion sans avoir vu la couleur de l’argent destiné à payer la marchandise.
Mikhaïl Khodorkovski a cette mise de fonds initiale, provenant de ses autres affaires. Mais les opérations d’importation sont tellement bénéficiaires qu’il décide d’augmenter substantiellement les volumes. Pour cela, il lui faut des concours bancaires.
Il va donc à la banque centrale, présenté par un « ami », pour demander à ce que sa société bénéficie d’un prêt, ce à quoi on lui répond que la banque centrale ne prête d’argent qu’aux banques. Que faire ? Et bien créer une banque, bien sûr. (à suivre)


[1] Le Nouvel Observateur[1], le 28.09.2011.
[2] Le Nouvel Observateur le 24.10.2012 à propos du documentaire du réalisateur allemand Cyril Tuschi sur “l’Affaire Khodorkovski”.
[3] idem
[4] Le Monde, 11.12.2015 à propos du mandant d’arrêt.

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